Revue du Web du 23/07/2012 - Le Figaro
Par Ivan Letessier
«J'avais recruté trois cadres américains à Paris. Ils sont partis, confie le PDG d'un groupe industriel du CAC 40. Ils exercent les mêmes fonctions, mais sont basés ailleurs.» Leurs impôts rempliront désormais les caisses d'autres États, leurs dépenses personnelles feront fleurir les économies d'autres pays. Seule consolation, leur travail profitera toujours à l'expansion internationale d'un fleuron de l'industrie française.
La taxation à 75% des revenus supérieurs à un million d'euros n'est pas encore votée, mais elle fait déjà des ravages. Elle fait fuir dirigeants et cadres supérieurs, même ceux qui sont encore loin de gagner une telle somme. «Après des semaines de négociations, un manager de retour d'expatriation a annulé au dernier moment la signature d'un contrat de location pour un grand appartement de prestige, raconte un agent immobilier parisien. Son employeur a choisi de l'installer à Londres.»
David Cameron, le premier ministre anglais, n'a pas besoin de «dérouler le tapis rouge aux entreprises françaises», comme il l'a proposé en juin. La capitale leur sert déjà de refuge. C'est à Londres qu'un groupe tricolore vient d'installer un manager français, débauché aux États-Unis dans une société d'ascenseurs, mais qui refusait de rentrer dans l'Hexagone. Du coup, une partie de son équipe, jusqu'ici basée en France, va devoir traverser la Manche pour le rejoindre. La liste d'attente au lycée Charles de Gaulle à Londres «a augmenté de plus de 700 demandes après le 6 mai», confie un diplomate.
Même les groupes les plus prestigieux doivent se plier aux conditions de leurs recrues. «Vous ne trouverez plus aucun cadre étranger qui accepte de venir à Paris, assure le patron d'un groupe de luxe. Cette mesure va freiner l'attractivité de la place de Paris.» Une analyse partagée par un homologue de l'industrie: «Faire venir un cadre de haut niveau et le baser en France, c'est devenu mission impossible.»
Certains dirigeants allemands, espagnols, italiens ou suisses, qui occupent de hauts postes au sein de groupes français, pourraient être tentés d'exercer leurs fonctions en étant basé hors de France. Après tout, dans les affaires, un «président normal» passe son temps à voyager.
Pour les managers de groupes français en poste dans l'Hexagone, la taxe à 75% est en effet vécue comme une injustice et déstabilise l'ensemble du management. La foudre fiscale ne s'abattra que sur les dirigeants domiciliés en France, et pas sur leurs collègues à l'étranger, qu'ils côtoient au comité de direction. Plus grave, la taxe à 75 % déstabilise même ceux qui ne sont pas concernés. «J'observe des inquiétudes dans mon entourage, ce sont avant tout mes collaborateurs qui m'interrogent sur leur déménagement à l'étranger, confie le patron d'un fleuron de l'industrie française aux résultats florissants, qui n'a nullement l'intention de partir. Je ne sais pas comment je vais faire.»
Dans certaines entreprises habituées à promouvoir les meilleurs au plus haut niveau, les ambitieux poussent à la délocalisation. «J'ai une pression de certains cadres dirigeants pour partir à l'étranger», confie le patron d'un groupe réalisant plus des trois quarts de son chiffre d'affaires hors de France.
Chez BNP Paribas, plusieurs responsables de la salle de marché ont demandé leur mutation à Londres à leur employeur, qui l'a refusée sans être certain de les retenir.
Avant de prendre des décisions radicales, les dirigeants attendent de connaître les modalités de la taxe, et s'accrochent à des déclarations de ministres et de conseillers de l'Élysée, qui promettent une mesure temporaire. Autre espoir, partagé par une partie de l'exécutif: la taxe pourrait être retoquée par le Conseil constitutionnel, qui devrait prendre une décision sur le sujet fin décembre. Mais si les sages valident la taxe, elle s'appliquera sur les revenus perçus en 2012.
Pour en limiter l'impact immédiat pour les salariés concernés, les directions des ressources humaines pourraient décaler le versement des bonus, qui seraient bloqués, le temps de laisser passer l'orage fiscal. À condition que la mesure ne soit pas éternelle…
Les grands groupes sont par ailleurs prêts à adapter pour 2013 les rémunérations de leurs principaux dirigeants qui resteraient basés en France. «Ce qui est sûr, c'est qu'on ne fera pas de cadeau à l'État, confie un membre de comité exécutif d'un des principaux groupes français, qui a calculé que, s'il coûte 3,5 millions d'euros par an à son employeur, il ne lui reste plus, après le paiement des charges patronales et sociales, puis le règlement de ses impôts, que 750 000 euros. Si la loi passe, on sera payé un million d'euros, et pas plus.»
Un avis partagé par certains gestionnaires d'actifs anglo-saxons présents au capital de grands groupes français. Leurs représentants ont ainsi prévenu des mandataires sociaux qu'ils refuseraient d'accepter toute rémunération supérieure à un million d'euros lors des prochaines assemblées générales. Une véritable incitation à la délocalisation.
Le Figaro du 23/07/2012